Les Derniers de la Shoah
Sophie Nahum mène un projet, Les Derniers, dans lequel elle dresse le portrait des derniers survivants de la Shoah. Après six années de rencontres, la réalisatrice lance une plate-forme en open access où seront abrités les récits des témoins des crimes contre l’humanité perpétrés par les nazis et leurs complices actifs.
Quelle lecture faites-vous des faits d’antisémitisme actuels ?
Ce qui compte pour moi, ce n’est pas qu’on aime les juifs. Même la lutte contre l’antisémitisme m’intéresse assez peu. J’aimerais, en fait, qu’on ait juste un principe commun et absolu qui soit qu’on ne menace pas les gens de mort, qu’on ne tue pas les gens, qu’on n’agresse pas les gens et que tout le monde soit d’accord là-dessus et se soulève quand c’est le cas.
Les survivants, sont-ils toujours prêts à témoigner ?
Ils ne sont pas lassés de témoigner, ils ont l’impression de remplir leur mission. Ce sont des vrais combattants et ils ont l’impression que c’est leur devoir. Ils sont animés par ça. Il y en a beaucoup qui, même très fatigués, épuisés, n’en pouvant plus, vont répondre à chaque fois, ne font jamais faux bond, parce que c’est important, aussi parce qu’il y a cette culpabilité du survivant, c’est à dire qu’ils se disent, – Pourquoi moi j’ai survécu et pas les autres ? Donc au minimum, je dois faire le job. Mais sans grande illusion.
Quelle est leur motivation si témoigner n’a pas d’impact ?
Ginette Kolinka di : « – On n’apprend rien de l’histoire. Les jeunes, maintenant nous ont entendus et ça ne change rien ! »
Ces témoins ne pensent pas à changer le monde. Mais, en tout cas, et là où je me retrouve et je les rejoins, c’est qu’on a l’impression d’avoir apporté notre pierre à l’édifice, d’avoir fait le job. Pour rien. Ça ne sert à rien mais pour montrer qu’on est là, qu’on est dignes, qu’on est debout.
En lançant cette plateforme vidéo, fruit de ces 6 années de travail, nous réaffirmons notre présence.
Concrètement, comment fonctionne cette plateforme ?
On va rassembler sur une plateforme l’ensemble de notre travail. Toutes nos vidéos sont classées, on va pouvoir rechercher par thématique. On va recommander des livres et des films sur le sujet, on va pouvoir même faire des projections, grâce à un système de VOD. Et puis la suite,il s’agira d’ouvrir à de nouveaux thèmes.
Êtes-vous entourée pour ce projet ?
J’ai eu la grande chance il y a deux ans d’être rejointe dans mon projet par Leslie Gelrubin Benitah, qui habite à Miami. Elle a commencé il y a quelque temps à filmer des témoignages aux États-Unis, au Canada, en Israël, dans différents pays en langue anglaise. C’est très précieux parce que le projet est devenu international et ainsi la plateforme sera bilingue. Il y aura des épisodes en anglais et tous les épisodes français seront sous-titrés en anglais et vice versa. Ce sera un outil, je pense, très utile pour les professeurs qui se servent déjà beaucoup de nos vidéos. Mais là, ce sera optimisé et on espère un jour avoir le soutien de l’Éducation nationale.
Le projet apporte-t-il quelque chose de nouveau face à tous les témoignages déjà réalisés ?
Il y a beaucoup de collectes de témoignages qui ont été faites. Les collectes qui ont été faites jusqu’alors, c’était des interviews fleuve de 3h et demie, pas montées et que très peu de gens regardent. À ce niveau-là, on ne fait rien de nouveau. Mais ce qui est nouveau, c’est la manière dont on le fait, je pense, c’est à dire que moi, je fais des épisodes qui sont très compacts, très efficaces, d’une dizaine de minutes. Je pense que c’est ça notre spécificité, c’est que c’est assez digeste. Je ne prétends pas du tout que mon petit projet va changer quoi que ce soit ou que l’humanité va apprendre quelque chose. Si l’humanité avait dû apprendre quelque chose de la Shoah, ce serait déjà fait.
Ces personnes rencontrées, quel est leur message ?
Eux, s’ils témoignent, c’est un cri d’alerte. Mais c’est un cri d’alerte depuis le début, pas depuis le 7 octobre. Ils nous préviennent, ils nous disent : « – Moi, j’ai vu, je sais jusqu’où l’homme peut aller et méfiez-vous , faites gaffe, ça peut revenir ! »le Moi, les gens que je rencontre, ils ont été balancés par la voisine qui était copine avec la mère. Il y a des enfants cachés qui ont été maltraités dans les familles dans lesquelles ils étaient. Mais tout ça, c’est sordide. C’est terrible de réaliser que l’humain est comme ça. C’est pourtant ça qu’il faut regarder dans les yeux.
Interview Florence Dauchez
31 janvier 2024