Immergée dans la musique auprès d’une famille musicienne et mélomane, Marina Chiche est aujourd’hui violoniste concertiste. Chroniqueuse à France Inter, elle parle de musique avec une passion communicative. Son livre Musiciennes de Légende nous permet de découvrir des artistes femmes restées inconnues du grand public et pour cause ; leur nom leur histoire ne figurait pas dans les livres scolaire. Pourquoi avoir ces dissimulations ? Pourquoi avoir multiplié les obstacles sur leur chemin artistique ?
Visible a rencontré Marina Chiche.
Interview par Florence Dauchez
Publié le 16/06/2022
FD : – le rapport au corps de femmes a t-il été le premier prétexte de crispation ?
MC : – Il y a tout un enjeu autour du corps de la femme. Il est toléré que la femme fasse de la musique dans la sphère privée, dans les salons. Et d’autant plus que si la femme a une posture modeste, c’est-à-dire avec des instruments comme le piano, la harpe ou la guitare, ou elle est cachée derrière son instrument.
Là, aucun problème ne se pose. Mais dès que la femme va aller dans la sphère publique et qu’elle va être sur scène, notamment avec des instruments où son corps va être exhibé ou pas caché par l’instrument comme le violon porté sur l’épaule, le violoncelle joué les jambes écartées, les instruments à vent placés dans la bouche., Évidemment, ça choque ces messieurs.
FD : – Vous attendiez-vous à découvrir autant de femmes assignées à l’invisibilité ?
MC : -Là où je pensais trouver une poignée de femmes, une poignée de pionnières, comme on dit, sont apparues des femmes en quantité et une multitude de grandes musiciennes qui avaient marqué leur temps. Certaines qui avaient dû mener des batailles, briser des plafonds de verre, pousser les portes des conservatoires et d’autres qui, avec toutes ces obstacles, ont quand même fait des carrières très marquantes.
Est apparue la question de pourquoi n’avait-elle pas été inscrite dans cette grande histoire de la musique ? Force est de constater que ce sont souvent des hommes qui ont écrit cette histoire. Et dans l’idée aussi de la construction du concept de génie au XIXᵉ siècle, souvent c’est le génie masculin. Il y a des phrases terribles, du genre : oui les contributions au génie de la musique pour les femmes ont été les mères des compositeurs. C’est-à-dire le génie créateur est pour les hommes et puis la procréation est pour les femmes.
FD : – Ce réflexe de fausse pudeur à l’égard des artistes musiciennes n’est-il pas un prétexte ? et si oui, lequel ?
MC: -Il y a toute une question autour de l’émancipation féminine. D’ailleurs cette histoire des grandes musiciennes est très liée à l’histoire du féminisme. Pour vous donner un exemple précis. En 1903, au Conservatoire de Paris, de plus en plus de jeunes femmes étudient la musique puisqu’elles ont enfin pu y avoir accès. Et là, il y a un échange entre le directeur du Conservatoire de Paris et le ministre qui, littéralement dit : « – on a un problème, il y a un envahissement progressif par les femmes dans les classes d’instruments à cordes, il faut faire quelque chose. »
Qu’est-ce qui se passe alors? On instaure des quotas pour limiter le nombre de femmes qui peuvent étudier au Conservatoire de Paris à quatre femmes par classe.
FD : – Est-ce la bêtise, l’ignorance ou la peur qui vont dicter cette attitude ?
MC : – La peur est littéralement d’un grand remplacement. Et on parle dans ces termes-là. On dit dans pas longtemps, les femmes vont remplacer et vont tolérer quelques personnes portant des moustaches. Donc quelques hommes seraient tolérés par ces femmes qui vont prendre le pouvoir. Pour une fois que les femmes arrivent à un moment de conquête de droits, aussitôt il y a ce qu’on appelle un backlash en anglais, ça veut dire un retour de bâton.
Et aussitôt, il y a cette peur de l’envahissement, cette peur de trop d’égalité qui ne serait pas une égalité en fait, qui serait un remplacement par les femmes.
FD : -votre travail est celui d’une réhabilitation mais pas seulement. Quelle est votre idée?
MC : -Il me semble essentiel de faire ce travail dans l’histoire et dans l’écriture de l’histoire aujourd’hui, parce que moi, j’ai réalisé que quand j’ai grandi, je me suis construite sans modèle féminin. J’avais quelques exceptions, dont celle de cette violoniste Ginette Neveu, mais finalement j’avais très peu de support d’identification au féminin.
Alors déjà, il me semble très important de faire évoluer ce point. Et la deuxième chose, c’est qu’en travaillant sur toutes ces figures féminines qui ré-émergeaient, je me suis rendu compte qu’il y avait une vraie diversité de parcours, diversité de modèles et que, au fond, qu’on soit un homme ou une femme, on a besoin de cette diversité de parcours.
Parce que souvent on peut s’enfermer un peu dans cette narration des pionnières où il y a un seul modèle de Wonder Woman, de Superwoman qui vous donne accès à la reconnaissance. Un peu comme si c’était la seule manière de mériter et d’être inscrite dans l’histoire et de marquer son temps ou de marquer son entourage. Or, on se rend compte qu’il y a plein de manières d’être femme.
Il y a plein de manières d’exister et on a vraiment besoin d’un panthéon très large qui se décline au masculin et au féminin.