La voie du dialogue
Il y a trois ans, « la crise des gilets jaunes » nous interpellait. À l’origine du mouvement de colère sociale de ceux qui se sentaient invisibles, la décision du gouvernement de réduire à 80km/h la vitesse sur les routes départementales. Le dialogue n’a plus lieu, chacun est devenu inaudible à l’autre. En décembre 2018, Sandrine Thomas, alors Directrice du groupe de presse Centre France et rédactrice en chef de La Montagne, va répondre à une situation de forte tension en créant les conditions d’un échange. Son récit pour Visible.
Interview par Florence Dauchez
Publié le 21 décembre 2021
« Un moment fort, ça commence en novembre 2018, cette anecdote a été pour moi, professionnellement et personnellement, extrêmement marquante. On vivait tous les week-ends sous tension avec les manifestations violentes à Paris. On en avait aussi en région et c’était le samedi qui précédait Noël. Je suis en Corrèze. C’était mon premier week-end de congé et de vacances. Je rejoignais ma famille. J’étais dans le centre-ville de Brive en train de faire les derniers achats de Noël quand je reçois un appel du chef d’agence de Brive située en centre-ville, il devait être 11h et il me dit : « il y a 150 gilets jaunes qui viennent, qui sont annoncés, ils viennent manifester devant les portes de l’agence de La Montagne. Ils sont très en colère et ils exigent, qu’est ce qu’on fait ? Est-ce qu’on appelle le commissariat qui était situé à côté ? Est-ce qu’on se barricade ? » Et là, je leur dis : « – non, surtout pas ! Ne faites surtout pas ça parce que, justement, on nous reproche la distance, on ne va pas se bunkériser à l’intérieur, Il faut aller au devant, il faut aller dialoguer, il faut comprendre. Donc je ne suis pas loin. Je vous rejoins. »
Il n’y avait que des femmes, des journalistes femmes qui étaient sur place. On était quatre et j’ai dit : « – non, on ne ferme pas l’agence et je vais les accueillir, je vais les attendre sur le perron de l’agence. » Ce que j’ai fait. Ils étaient plus que 150, ils devaient être 200, avec des haut-parleurs, très énervés, avec des slogans qu’on a tous entendus : « journalope, merdia ». Et donc, quand tout ça s’est un peu calmé et pour faire un peu retomber la température, pour essayer d’instaurer le moyen d’échanger, je suis descendue de l’escalier du perron, je suis allée saluer individuellement et me présenter sur les deux premiers rangs, ce qui a surpris. Déjà, ce qui a surpris, c’est que c’était une femme qui les accueillait, que étonnamment, mais parce que les circonstances ont fait que j’étais là et que c’était la rédactrice en chef qui était présente et le fait que je vienne les saluer et que je les considère, mais je vous assure, ça a fait tomber la température de moitié. Soudain un des manifestants qui m’a tendu un haut parleur. Et pendant une heure et demie, un échange s’est instauré. On a bien vu qu’il y avait un certain nombre de revendications qui n’avaient rien à voir avec notre profession et nos missions. J’ai pris le temps de leur expliquer.
J’ai pris le temps de leur expliquer ce qu’était la presse quotidienne régionale et que, justement, sur cette France invisible et périphérique, un groupe de presse quotidienne régionale comme le groupe Centre France est présent sur ces territoires et que précisément, là où beaucoup ont déserté ces territoires, nous, nous y sommes, nous y restons. Nous avons des journalistes qui y vivent, des salariés avec des enfants qui mettent des enfants dans des écoles, qui nous permettent de maintenir des classes et des écoles, des gens qui travaillent, donc qui créent de l’économie et également, un réseau de 1 500 correspondants locaux de presse qui maille tous ces territoires et qu’en l’occurrence, ils se trompaient de combat et en tout cas d’interlocuteurs. Et ce qui est extraordinaire et qui m’a beaucoup émue et marquée, c’est que, quand on a terminé au bout d’une heure et demie, ce sont eux qui sont venus me saluer et qui sont venus me dire merci et on s’est quittés cordialement. On avait chacun fait un pas les uns envers les autres.
On avait mieux compris, eux notre mission, nos difficultés aussi sur ces territoires et nous aussi, de comprendre qu’à un moment, il fallait qu’on se remette en cause, que même si on était en proximité sur les territoires, il y a un moment où on était sur un piédestal et qu’on s’était pas mis tout à fait à hauteur, à hauteur d’homme, à hauteur de nos lecteurs, et qu’il fallait changer les choses en profondeur pour, pour inverser les choses et renouer un lien qu’on croyait tissé et quelque part, qui s’était rompu. »
A la suite de ce moment, Sandrine Thomas créera un service de journalistes d’impact transverse à tous les journaux du groupe, dédié aux sujets de proximité tels que les liaisons ferroviaires centre- Paris, la fracture numérique.