Un livre peut-il changer la société ?

Vanessa Springora, auteure.
Ce livre a rencontré son époque.
Avant même sa sortie, Le Consentement s’impose auprès des critiques littéraires. Le livre conjugue une forme littéraire puissante avec la révélation d’un abus sur mineure. Nous sommes au début des années 1990, la société parisienne, les cercles intellectuels semblent accepter l’inacceptable : l’emprise d’un homme mûr, son ascendant sexuel sur une adolescente de 14 ans. Un livre peut-il changer la société ? Nous avons rencontré Vanessa Springora. 

Interview par Florence Dauchez
Publié le 2 décembre 2021

FD – Publier un livre qui parle d’un sujet intime constitue un saut vers les autres et aussi dans l’inconnu.  A quel moment avez-vous su que vous étiez prête ? 

VS  -J’ai d’abord écrit dans le secret ce livre, en n’ayant pas du tout l’espoir de le voir un jour publié. Je l’ai écrit pour moi en premier lieu, parce que j’avais besoin de le mettre sur le papier, le coucher sur le papier, comme on dit. Au départ, j’étais partie sur un projet plutôt romanesque, ce qui était une façon de me cacher encore derrière un personnage de fiction. Ces différentes réécritures, elles m’ont permis de me rapprocher de plus en plus et de trouver la forme exacte du livre, c’est-à-dire de l’écrire à la première personne, d’assumer de dire “je”, c’était vraiment très important. J’ai aussi beaucoup travaillé à la forme, à essayer de produire un texte qui soit aussi un texte d’écrivain, parce que je parlais d’un écrivain et je voulais que ce texte, face à l’œuvre de Gabriel Matzneff, puisse tenir la route. C’était très important pour moi d’être inattaquable sur cette partie-là aussi du travail littéraire. 

Et puis après, je l’ai fait lire d’abord à mon compagnon, qui m’a dit “il faut absolument que tu le publies, il faut que tu le fasses lire”. 

Grâce à cet homme avec lequel je vis, j’ai trouvé le courage de l’envoyer à un éditeur

Et, grâce à cet homme avec lequel je vis, j’ai trouvé le courage de l’envoyer à un éditeur, et c’est le premier éditeur, Olivier Nora chez Grasset, à qui je l’ai fait lire, qui m’a tout de suite, proposé de le publier. Et je dois dire qu’ensuite, j’ai été incroyablement accompagnée, surtout dans la partie psychologique, parce que je n’avais pas du tout conscience de l’impact que ce livre allait avoir, je n’avais pas conscience de l’exposition que ça allait être, l’exposition médiatique, l’exposition de ma vie intime et d’un épisode de ma vie qui remontait certes à il y a plusieurs décennies, puisque c’était 30 ans auparavant, mais quand même, qui relevait de ma vie sexuelle, de ma vie intime. Donc, s’exposer médiatiquement sur ces questions-là, c’est très difficile. Et puis, même s’il y a eu un très grand enthousiasme de départ dès la sortie du livre, il y a eu aussi des attaques un peu perverses de toute part. Il y a eu l’ouverture d’une enquête aussi en parallèle. Donc, j’ai dû affronter un certain nombre de choses qui étaient éprouvantes, psychologiquement.

FD- Vous êtes éditrice vous-même, vous avez l’expérience de la relation entre une autrice, un auteur et son éditeur. Cette fois vous étiez dans la position de l’écrivaine. 

VS-  Les liens de solidarité dans ces métiers-là sont très importants, on n’est jamais seul dans cette aventure. On a besoin d’être porté aussi par les autres. J’ai été aussi merveilleusement accompagnée par Juliette Joste, qui est une éditrice qui travaille avec Olivier Nora et qui avait encore une autre sensibilité, qui avait un regard de femme sur le texte, qui avait peut-être aussi des expériences vécues de femme en tous cas, qui pouvaient lui faire faire comprendre aussi certains aspects de mon livre que peut être un homme ne comprenait pas avec la même subtilité. Et tout ça, est un ensemble qui créé une chaîne de solidarité qui permet de se donner à soi la force d’aller au combat, parce que c’était un peu un combat la sortie de ce livre. 

FD- Il a fallu du courage, dîtes-vous, pour affronter les effets de la sortie de votre livre, Deux après, avez-vous une idée de son impact? 

La loi a changé en avril 2021, un peu moins d’un an et demi après la sortie du livre

VS- C’était plus que bien de publier ce livre ! C’était à la fois, pour moi, un tsunami intérieur parce que ça a remué énormément de choses, mais quand on voit les effets de ce livre sur  la société, je pense que c’était très important de poser cette pierre parce que ça a ouvert tout un champ de réflexion dans des domaines différents : dans le domaine juridique, la loi a changé en avril 2021, un peu moins d’un an et demi après la sortie du livre, en modifiant le seuil du consentement chez les mineurs. Pour moi, c’est une victoire extraordinaire. Aujourd’hui, on ne peut plus invoquer le consentement d’un ou d’une mineure dans une relation sexuelle avec un adulte en-dessous de l’âge de quinze ans. Ce n’était pas le cas jusqu’à l’année dernière. C’est colossal pour moi de voir qu’un livre a encore ce pouvoir de modifier quelque chose de si profond dans la société. Mais au-delà, cela a ouvert des débats dans l’édition, dans la presse, sur la question de la responsabilité de tous, sur les contenus qu’on publie. Je pense que beaucoup d’éditeurs ont dû se confronter à cette question de la publication de contenus répréhensibles ; est-ce que même au nom de la littérature, au nom de l’art, est-ce qu’ils sont légitimes ou non ? Ça a ouvert, ce genre de réflexion sur l’œuvre, l’artiste, la séparation des deux, ou pas… 

Je me souviens d’un article assez malveillant qui prétendait qu’il n’intéresserait qu’un tout petit quartier.

Je me souviens d’un article assez malveillant qui était sorti juste avant la sortie de mon livre, qui prétendait qu’il n’intéresserait qu’un tout petit quartier, le quartier de Saint-Germain-des-Prés, que c’était un livre sans importance outre la frontière parisienne. Et puis je me suis aperçue que ce livre a été traduit dans 30 pays et aujourd’hui, alors que je fais des interviews toutes les semaines avec des journalistes des pays du Nord, des pays du Sud, je m’aperçois que les questions qu’aborde le livre, sont des questions qui sont là aujourd’hui pour tout le monde, qui traversent toutes les sociétés contemporaines, alors que quand je parle avec des journalistes de pays du Sud, Espagne, Italie, Portugal, elles me disent au contraire “merci d’avoir écrit ce livre parce que ça va nous permettre à nous de pouvoir aborder ces sujets qui sont tellement tabous encore dans nos sociétés”.

Pour des raisons qui m’échappent,  ce livre a rencontré son époque.

Donc, c’est très intéressant de voir que le rayonnement n’est pas exactement le même. Enfin, pas pour les mêmes raisons, mais en tout cas que ce livre, effectivement, pour des raisons qui m’échappent, qui m’ont complètement dépassée, a rencontré son époque. 

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